You need a taste of your own medicine (Nina)

La vie est un torrent courant vers un abîme.


Ses doigts pressent la peau, pincent la chair, s'accrochent comme ils peuvent malgré la sueur qui rendent ses attaches maladroites. Paumes moites, front trempé qui déteint sur sa manche qu'elle passe régulièrement, dans des gestes désordonnés, fébriles. Si elle ne luttait pas contre les larmes qui tentent de percer sa carapace, semblent presque y parvenir, ses yeux seraient surement révulsés sous le sentiment qui la tétanise, le coeur en proie à une violente douleur qui résonne dans tout son squelette. "Qu'est-ce que je peux faire, pour réparer tout le mal que je t'ai fais ?" La question résonne encore, à cette seconde, au rythme de celles qui s'efface d'un bras pour passer sur l'autre. "Donne moi ton temps. Elle a rendu son timbre froid, assuré, la poitrine gonflée, le menton haut, plus femme que sa petite vingtaine ne lui fait paraître. Tout ton temps." En compensation de celui qu'elle ne lui a jamais accordé. Sur l'instant ça lui a parut être la sentence parfaite, la menace de trop. Si seulement. Nina ne s'attendait sans doute pas à ce que sa génitrice accepte, pas si facilement du moins. Elle aurait voulu la voir supplier, s'aplatir sur le bitume en demandant son pardon, en visualisant chaque bleu, chaque marque qui a pu salir sa peau à cette époque où son bras n'était pas encore affublé de cette timeline qui, désormais, se gorge des chiffres d'une autre. "Attends... Arrête... Non.." Tressautement de la voix, gorge brûlante, empreinte d'une amertume dont elle ignore s'il s'agit d'une nausée ou des regrets. Comment revenir en arrière. Bêtement elle essaie de ralentir la cadence et, maladroitement, frotte son propre bras dans l'espoir complètement sot que cela fera disparaître cette timeline absurde. Ce décompte dont elle n'a jamais vraiment rêvé: parce que la sienne ne tiendra pas, qu'elle est vouée à une fin rapide. Nina est en suspend constant, depuis son enfance. Elle ne vit pas, ne survit même plus, elle attend, simplement. La fin, l'espoir, la chute, un but.

"Ne t'inquiète pas de ta timeline." Les quelques mots prononcés auraient pu avoir un accent rassurant, un quelque chose de tendre qui aurait apaisé les palpitations de sa poitrine à peine développée, mais il est dur, froid, presque moqueur. "De toute façon, ça tombera vite à zéro. Les minables sont toujours les premiers à finir à zéro." Ses yeux chatouillent l'avant-bras du grand gaillard assit en face d'elle, les manches relevées, qui dévoilent le décompte sur sa chair, là où ses bras sont encore nus. Elle bouillonne, serre les dents, mais aucun son ne s'échappe de ses lèvres pincées; Nina sait qu'il a raison. Nina à treize ans, mais elle sait qu'elle ne vivra pas bien longtemps, c'est un fait; si tu vois le jour dans le sud, t'attends pas à t'en sortir. Elle se fera voler ou alors elle perdra bêtement son décompte et son corps sera emporté on ne sait trop où, pour se putréfier et nourrir la Terre vorace sur laquelle elle se démène pour essayer de donner un sens à sa courte existence. Nina à quatorze ans et n'a aucun rêve, aucun espoir, aucune illusion. Elle sait. Elle a compris. Haut et clair. Sa vie a une fin déterminée, elle fera peut être juste en sorte de tout précipiter pour ne pas subir encore. Pour que ça s'arrête. A cette seconde, elle n'a même pas en rêve de l'emporter avec elle dans sa chute, dans sa tombe, mais elle aimerait qu'il ne perde aucune seconde, jamais, parce qu'à ses yeux, devant la vie qu'elle mène, l'éternité lui paraît une bien plus terrible punition que l'idée même d'une mort rapide, ou lente et douloureuse.

Son poing martèle le corps éteint, toute vie l'ayant quitté, pour se joindre à la sienne, s'y greffer, petite graine qui s'implante en elle et dont les racines prennent déjà de la place. Elle sent ce désagréable sentiment de reconnaissance qui s'élance, se greffe à ses globules rouges et oxygène tous ses muscles. Nina crache, son désarroi, sa colère, son dégoût. La cohue des rues adjacentes lui revient aux tympans, qui bourdonnent pourtant encore du sang qui voyage trop vite jusqu'à ses tempes, veines gonflées. Leur solitude sera troublée, bientôt alors Nina termine son périple vers le début de sa fin; ses doigts brisent la frontière, parcourent les multiples poches dont sont affublés les vêtements de sa mère, recherche quoique ce soit auquel se raccrocher. Un bijou de pacotille qu'elle porte au poignet, son écharpe dont Nina s'entoure le cou, des vieilles photos qu'elle déchire, sauf une. Et puis des papiers froissés, sans doute important malgré leur état, pour qu'elle les garde dans ses poches. Elle ignore pourquoi elle a ce besoin, au fond d'elle, de ramasser les derniers vestiges de Samantha; peut être pour qu'il reste encore quelque chose, parce qu'elle sait que, demain, son corps aura disparu. Que la seule trace qu'il restera encore d'elle, c'est Nina et les heures gagnées sur sa chair.

"Tu pourras fuir autant que tu veux, quand t'arriveras à zéro, c'est moi qui serait debout, à te regarder crever ! Garce !" Il se tient l'avant-bras en hurlant, sa course s'arrêtant aux limites d'un carrefour. Nina, elle, elle court. Les joues rouges, les cheveux au vent, les pieds douloureux du bitume qui incruste de minuscule petits cailloux dans ses talons. Phalanges rouges, endoloris, poitrine brûlante, coeur au bord des lèvres, elle court. Dehors, dans la rue, ce sera toujours mieux qu'entre ces murs, cette tombe géante dans laquelle on l'a enfermé parce qu'elle est née sans parents, parce qu'on l'a abandonné. Nina n'est pas assez bien pour qu'on prenne soin d'elle, pour qu'on veuille la protéger, elle se dbrouillera. Seule. Cette mère idéalisée, qui l'a oublié, abandonné, peut bien alle au diable, elle ne l'attendra plus.

Sa course s'arrête, après quelques jours à fuir, comme sept ans plus tôt, la ramène au même point. Devant une porte de bar derrière laquelle se trouve surement la solution. Il est là, assit, à regarder le vide, à boire une gnôle dont elle ignore le goût, dont elle ignore le sens. "Est-ce que ça tient toujours ? Il tourne la tête vers la gamine de vingt-et-un an, sans avoir l'air de vraiment saisir. De me faire rencontrer tes patrons, pour bosser pour eux ?" Il arcque un sourcil et acquiesce. "Qu'est-ce qui t'as fais changer d'avis ?" Elle hausse les épaules, faut dire qu'elle refuse de rentrer dans la meute alors qu'elle lui rend service depuis un an. "Disons que j'ai une dette." Et ça l'emmerde. Nina ne peut tout de même pas fermer les yeux sur le fait que cette femme, celle qui l'a abandonné deux fois, lui a aussi donné la vie. Deux fois, aussi. Et qu'il lui faut un but à suivre, si ce n'est pas sien, ça sera celui d'un autre. "Je t'emmène voir Sidney et les autres, viens." Ca durera peut être trois ans, peut être cinq, peut être l'éternité, mais si elle peut trouver une place, pourquoi ça ne serait pas avec les Many Time.